
Le 2 octobre 1958, nous ne sommes pas simplement devenus indépendants. Ce jour-là, nous avons jailli. Comme une source longtemps contenue, un peuple s’est levé. Plein d’audace et d’espérance, à l’image des premières pluies de mai : celles qui fouettent la terre, lavent la poussière du passé, font reverdir les terres… et les cœurs.
Dans les ruelles de Conakry, sur les collines du Fouta, dans la moiteur de Kankan, jusque dans les forêts profondes de la Guinée, quelque chose flottait dans l’air. Ce n’était pas seulement de l’espoir. C’était une certitude tranquille. Une conviction partagée, enracinée, vibrante : nous étions enfin maîtres de notre destin.
Le “Non” de Sékou Touré n’était pas qu’un refus. C’était une déclaration d’amour à notre dignité. Une chanson nouvelle, murmurée d’abord, puis chantée à pleine voix dans le silence de nos âmes. Ce jour-là, le monde nous regardait. Et dans ce regard du monde, il y avait la surprise, l’admiration, et peut-être un peu de crainte. Nous étions debout. Seuls. Mais libres.
Très vite, les lendemains eurent la saveur amère du café oublié sur le feu.
Dans les années 70, la Révolution changea de visage. Ce qui avait été flamme devint fumée. L’enthousiasme s’effaça, cédant la place aux slogans creux, aux rassemblements forcés, à cette peur qui rampe doucement dans les cœurs quand le regard du voisin devient menace. Le Parti-État, parti unique, né pour nous unir, devint une machine à nous diviser. À désigner. À broyer.
Il y eut Boiro.
Nous chuchotons ce nom plus que nous ne le prononçons. Comme on évoque un fantôme qu’on ne veut pas réveiller. Un lieu où l’espoir allait mourir dans le silence glacé de l’État. Des enseignants, des paysans, des intellectuels – les meilleurs d’entre nous – y ont disparu pour un mot de trop, un soupir suspect, un regard mal interprété. Nous rêvions d’une société de travail, de justice et de solidarité. Nous avons construit une mécanique qui broyait les âmes.
Vint Conté.
La Guinée glissa doucement dans une mélancolie silencieuse. Nous étions devenus ce vieil oncle fatigué, racontant sa jeunesse héroïque à qui voulait l’entendre, mais incapable de se lever, de se battre à nouveau.
La démocratie ? Souvent un simple masque. Derrière : les mêmes visages. Le même vieux système. Corruption, clientélisme, résignation.
Je me souviens de ces files interminables pour un sac de riz. De ces magasins pillés par la faim. De cette corruption qui parlait toutes les langues… et devenait parfois la nôtre. Nous marchandions notre dignité pour un peu de survie.
Soudain, Dadis. Le capitaine imprévisible, les discours et humiliations surréalistes sur la télévision nationale – les “Dadis Shows”, entre théâtre absurde et tragédie imminente. Jusqu’au cauchemar du 28 septembre 2009, où le pouvoir montra son vrai visage. Nu. Brutal. Sanguinaire. Le sang des innocents souilla la terre de nos promesses. Encore une fois.
Enfin, Alpha Condé. Le professeur que nous avions tant attendu. L’opposant historique. L’homme de savoir.
Nous y avons cru. Nous l’avons porté. Nous l’avons espéré. Mais le pouvoir, encore une fois, fit son œuvre. Le troisième mandat fut la blessure de trop. Et nous a, encore une fois, divisés. Fracturés entre fidélités et frustrations. Tiraillés entre mémoire et trahison.
Aujourd’hui, c’est Mamadi Doumbouya qui tient les rênes. Il promet de “refermer le livre du désordre”. Mais nous avons appris. Appris à nous méfier des promesses en uniforme. À chaque promesse, désormais, nous levons un sourcil. La transition s’étire. Les vieux réflexes resurgissent. Et la même question revient, lancinante : avons-nous changé de décor… ou seulement d’acteurs ?
Pourtant…
À Kankan, une mère se lève chaque matin avant l’aube. Elle prépare du soumbara lafidi qu’elle vend au bord de la route. Ses mains sont fatiguées, son dos marqué par les années. Mais son regard reste droit. Fier. Vivant. Elle n’a connu que les déceptions, mais elle croit encore que demain peut être différent.
À Labé, un vieux professeur continue d’enseigner dans une salle sans fenêtres. Chaque matin, il essuie le tableau poussiéreux et dit à ses élèves : « N’oubliez pas… Nous avons été grands. Nous pouvons le redevenir. » Dans sa voix tremble la foi de ceux qui savent que l’avenir ne meurt jamais.
À Nzérékoré, des jeunes ont planté un jardin communautaire. Ils ne parlent pas de politique. Ils creusent la terre comme on creuse l’espérance : en silence, avec patience.
Et ailleurs, à des milliers de kilomètres, à Paris, à Bruxelles, à New-York, … un frère envoie un mandat pour nourrir une bouche restée au pays. Une sœur travaille jour et nuit pour payer une opération, sauver une vie à Kindia. Un jeune diplômé rêve de revenir. Pas pour fuir. Pour construire.
Ces gestes simples. Ces sacrifices discrets. Ces résistances tranquilles… C’est cela, notre vraie histoire.
Pas celle des présidents. Pas celle des politiciens corrompus et de leurs trahisons. Mais la nôtre. À nous tous, enfants de ce 2 octobre.
Le changement viendra – et il viendra. Mais il ne viendra ni d’un messie, ni d’un putsch. Il ne viendra pas d’une figure providentielle surgie des casernes ou des urnes. Il viendra de nous.
Quand nous comprendrons, enfin, que notre salut ne réside pas dans un homme fort, mais dans notre force commune à nous relever, encore et toujours.
Oui, nous attendons toujours notre vrai matin. Mais dans l’obscurité, nous avons appris à reconnaître la lumière. À la sentir poindre dans les gestes les plus humbles. À l’entendre dans le rire d’un enfant. À la lire dans les yeux d’une femme fatiguée, mais debout.
Quand l’aube se lèvera – et elle se lèvera – nous serons prêts. Plus lucides. Plus dignes. Plus unis. Et cette fois, nous la tiendrons, cette promesse.
Bonne fête de l’indépendance, Guinée.
Que jamais ne s’éteigne la promesse du 2 octobre. Qu’elle vive en nous, jusqu’à ce que l’aube tienne enfin parole.
Ousmane Boh KABA