Ironie de l’histoire ou cynisme politique ? Vingt-cinq ans après avoir été écarté de la présidentielle ivoirienne au nom du concept controversé d’« ivoirité », Alassane DRAMANE Ouattara (ADO) s’en sert à son tour pour entraver la candidature d’un rival qui lui fait de l’ombre : Tidjane Thiam, le prestigieux banquier international revenu au pays pour porter haut les couleurs du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Une manœuvre jugée par beaucoup aussi incohérente qu’indéfendable, qui vient ternir davantage le bilan démocratique d’un président de plus en plus isolé et autoritaire.
Le retour du spectre de l’ivoirité
Dans les années 1990, Alassane Ouattara, alors Premier ministre d’Houphouët-Boigny, est victime d’une mise à l’écart politique fondée sur ses origines dites étrangères. La théorie de l’ivoirité, portée par une frange du PDCI, servira de fondement juridique pour l’exclure de la course présidentielle en 1995 et 2000. Son principal tort ? Être né à Dimbokro mais soupçonné de filiation voltaïque (burkinabè). À l’époque, cette discrimination heurte les consciences et devient un symbole des dérives identitaires en Afrique de l’Ouest.
Pourtant, un quart de siècle plus tard, c’est le même Alassane Ouattara, président depuis 2011, qui instrumentalise aujourd’hui cette même logique pour disqualifier Tidjane Thiam, dont l’ancrage historique au sein du PDCI et la stature internationale menacent l’hégémonie du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). L’argument utilisé ? Le non-respect du délai légal de renonciation à la nationalité française, pourtant secondaire face à une identité ivoirienne juridiquement reconnue.
Une manœuvre juridique aux relents politiques
Certes, l’article 35 de la Constitution ivoirienne est clair : pour être candidat à la magistrature suprême, il faut être exclusivement de nationalité ivoirienne. Mais là où la justice a tranché — Tidjane Thiam est bien ivoirien —, le pouvoir veut s’agripper à un formalisme administratif pour empêcher la candidature d’un homme jugé trop dangereux. En substance, on reproche à Thiam de ne pas avoir renoncé à sa nationalité française six mois avant le dépôt de sa candidature.
Mais alors, faut-il rappeler que M. Ouattara lui-même a été naturalisé américain au cours de sa carrière au FMI et n’a jamais apporté de preuve officielle d’une renonciation formelle ? Et qu’aucune loi ne semble avoir été invoquée à son encontre lorsqu’il briguait un troisième mandat en 2020, pourtant largement contesté comme étant anticonstitutionnel ? La manœuvre contre Tidjane Thiam a donc tout l’air d’un verrouillage politique déguisé en exigence juridique.
Un démocrate en façade, un autocrate en pratique
Le contraste est d’autant plus saisissant que le président ivoirien s’érige régulièrement en donneur de leçons démocratiques dans la sous-région. Au sein de la CEDEAO, il fustige les « putschistes » du Mali, du Burkina Faso ou du Niger, et multiplie ainsi les condamnations contre les régimes militaires de l’Alliance des États du Sahel (AES). Il en appelle à l’ordre constitutionnel, au respect des libertés et des droits de l’opposition.
Mais en réalité, que reste-t-il de la démocratie ivoirienne sous Ouattara ? Une opposition morcelée et harcelée, une justice aux ordres, des médias surveillés à la loupe répressive, des institutions inféodées, des élections verrouillées, et désormais, un usage de l’arme identitaire à des fins politiciennes. Le chef de l’État ivoirien, adoubé par Paris et courtisé par les cercles de la Françafrique, affiche un vernis républicain, mais en coulisse, gouverne avec les réflexes d’un pouvoir personnel.
Le silence complice des partenaires occidentaux
Ce glissement autoritaire n’émeut guère ses partenaires traditionnels. L’Élysée, où Ouattara reste un interlocuteur privilégié, ferme ostensiblement les yeux. Peu de critiques, pas de rappels à l’ordre, et les médias occidentaux (RFI et France24 notamment) suivent la cadence telle que voulue par Paris. La stabilité de la Côte d’Ivoire et ses performances économiques priment sur les libertés civiles et politiques. L’argument est connu : mieux vaut un allié stable et prévisible qu’un pays en proie aux incertitudes post-électorales.
Mais ce pari sur le court terme est risqué. À force de bâillonner l’alternance, le régime Ouattara creuse les conditions d’une crise institutionnelle à venir. Et si l’histoire de l’ivoirité nous a bien appris quelque chose, c’est que la disqualification politique au nom de l’identité nationale n’a jamais été sans conséquences.
Un héritage en péril
Alassane Ouattara aurait pu marquer l’histoire comme celui qui a réconcilié la Côte d’Ivoire avec elle-même, restauré la légalité après la décennie de crise, et apaisé les tensions identitaires. Au lieu de cela, il risque de n’être retenu que comme l’homme qui a utilisé les armes de ses anciens bourreaux pour régner sans partage, quitte à fracturer davantage le tissu social ivoirien.
Le cas Thiam, au-delà de la personne, cristallise un enjeu plus large : celui d’un retour en force des vieilles pratiques de l’ère Bédié-Gbagbo, mêlant exclusion, clientélisme et confiscation du pouvoir. Et dans ce théâtre politique, l’ivoirité revient hanter ceux qui s’en sont affranchis, mais qui n’ont manifestement rien appris.
Abou Maco, Journaliste